Keynote Speaker Nicolas Miailhe Speaking

Entretien exclusif avec Nicolas Miailhe, Président de « The Future Society »

Nicolas Miailhe est le Président du think-tank « The Future Society » et expert en Intelligence Artificielle.

keynote speaker Nicolas MiailheExpert reconnu, Nicolas Miailhe soulève les grandes interrogations liées aux impacts des nouvelles technologies sur la société ainsi qu’au futur de la gouvernance de l’intelligence artificielle à l’échelle mondiale. C’est pour trouver des réponses et se nourrir des réflexions communes à ce sujet que Nicolas Miailhe a cofondé le think tank « The Future Society », ainsi que son « AI Initiative », incubées  à la Harvard Kennedy School of Government.

Pour commencer, comment définiriez-vous l’intelligence artificielle en quelques mots ?

Il est difficile de définir l’IA. La notion d’IA demeure très vaste, fluide et contestée. L’IA fait référence à une multitude de disciplines, de champs de recherche, de technologies et de méthodes techno-scientifiques. Quand on considère la perception du public, on doit ajouter que cette notion constitue aussi un imaginaire collectif puissant grandement façonné par les scénarios de science-fiction – ces perceptions façonnent aussi comment les non-experts définissent l’IA dans leur débat. De façon plus fonctionnelle, on peut définir l’IA qui se trouve au cœur de la révolution que nous vivons de la façon suivante : il s’agit de systèmes algorithmiques « sociotechniques » complexes centrés sur l’apprentissage machine (machine learning), alimentés par le Big Data, et mis en œuvre par du calcul de haute performance.

Pourriez-vous nous éclairer quant à l’impact de l’Intelligence Artificielle et le Machine Learning dans notre société ?

L’impact actuel est assez diffus pour la plupart des citoyens Français, mais de nombreuses activités et fonctions ne sont d’ores et déjà performantes que via les technologies de l’IA : les assistants personnels tels qu’Alexa ou Google Home, les technologies d’édition du génome de type CRISPR Cas/9, en passant bien sûr par toutes les autres applications B2B qui font la force de notre économie tels que les robots industriels intelligents qui supportent déjà notre industrie et notre agriculture.

L’enjeu est de taille et les chiffres donnent le tournis. La Commission européenne considère que la révolution de l’IA pourrait créer entre 3 et 5 mille milliards d’euros par an dans le monde, ajoutant d’ici 2030 plus de 13 mille milliards d’euros à l’économie mondiale. L’arrivée des algorithmes auto-apprenant nourris au Big Data promet de transformer en profondeur tous les secteurs et notamment la santé, le transport, la protection de l’environnement, la défense, la sécurité, et l’administration par la prédiction et l’optimisation.

La vague de l’IA apportera plusieurs bonds en avant dont nos sociétés ont besoin, en nous permettant de faire plus avec moins de ressource pour continuer de croître et améliorer le niveau de vie de chacune et chacun tout en réussissant notre transition écologique.

Les conséquences sociétales de ce basculement sont cependant vertigineuses et appellent probablement la réinvention de la plupart de nos contrats sociaux. Nous commençons à saisir à quel point les opportunités et les risques sont imbriqués : gains de productivité, victoire contre le cancer ou la mortalité sur la route par exemple, contre accroissement des inégalités, chômage, rétrécissement du champ de la vie privé, hyper surveillance,  et manipulations des opinions publiques à grande échelle.

A court terme, l’impact socio-économique rend tout le monde très nerveux car on ne sait pas bien si nous avons à faire à un mouvement de « destruction créatrice » comme ce fut le cas pour les précédentes révolutions industrielles, ou pour la première fois à une « création destructrice ». En effet, ces nouvelles technologies engagent certes une réelle relation de complémentarité entre l’humain et la machine –en rendant les agents économiques plus productifs-, mais aussi une puissante dynamique de substitution ! On ne peut le nier. Et la capacité à automatiser des taches s’étend en volume –environ 1/3 des taches en agrégé d’ici 2030 pour un pays comme la France même si le débat fait rage parmi les experts- mais aussi en valeur !  En effet, alors qu’elle avait tendance dans les trois précédentes révolutions industrielles à toucher plutôt le travail moins qualifié, la vague d’automatisation déclenchée par l’IA concerne à présent aussi des taches complexes et avancées sur le plan cognitif -comme par exemple le diagnostic de tumeurs cancéreuses sur une imagerie médicale- qui étaient réservées jusqu’à présent à des spécialistes ultra qualifiés et plutôt bien payés. Donc organiser la transition en masse de nombreux travailleurs pour préserver notre classe moyenne, socle de la démocratie libéral, implique de revoir en profondeur nos systèmes de sécurité sociale, de formation professionnelle et de révolutionner l’éducation. Pas simple !

La question du progrès technologique a toujours fait partie des grands débats. Mais comment expliquez-vous l’engouement que suscite l’intelligence artificielle aujourd’hui en particulier ?

L’émergence d’une intelligence artificielle qui pourrait à terme être réellement « intelligente » (au-delà des modèles purement statistiques très « idiots » qui sont au centre du jeu actuellement), puis « sensible » et, pourquoi pas un jour consciente d’elle-même  pose évidemment de grandes questions philosophiques. Et il faut bien dire qu’on a tendance à un peu tout mélanger entre le court terme et le très long terme. L’accélération des progrès récent de l’IA a provoqué un amalgame pas complétement illégitime mais assez toxique entre les enjeux du très court terme (emploi, formation, vie privée, éthique)… et du très long terme (plus philosophiques voir existentielles).

Dans tous les cas, la gouvernance de l’IA nécessite de remettre les choses à leur place et d’articuler  des débats éthiques, ainsi qu’une réflexion profonde sur nos valeurs et nos identités en tant qu’êtres humains. Ce processus a déjà commencé, graduellement, avec des auteurs tels que Yuval Noah Harari qui stimule cette réflexion. The Future Society se donne notamment pour mission de rendre ce débat et les décisions politiques qui s’ensuivent aussi accessibles que possible.

Je pense par ailleurs que l’engouement autour de l’IA s’explique notamment par le fait que la nouvelle vague de progrès et de promesse permet à un grand nombre de gens issus de la classe moyenne d’entrevoir la réalisation de rêves de progrès technologique. Cela prend la forme dans l’esprit de beaucoup de gens d’une vague de démocratisation leur permettant d’avoir accès à des choses qui étaient réservées jusqu’à présents aux dirigeants : assistants personnels, voitures autonomes, médecine personnalisée.

Bien sûr, il y a une part d’illusion de risque d’aliénation et je voudrais finir là-dessus : quel contrôle ? Quel « libre arbitre » pour les consommateurs face aux géants technologiques qui, via ces produits, contrôleront quand même un peu leurs vies ? Les gens sont bien conscients de ces risques, comme le démontre l’abondance de narratifs dystopique voir apocalyptiques de la révolution de l’IA. La popularité de ces narratifs à Hollywood et dans la littérature n’est que le reflet d’une préoccupation profonde et sincère des citoyens. Il faut impérativement traiter cette peur avec respect et aussi se dire qu’elle pèse sur le plan politique. La classe moyenne n’est pas dupe du risque de déclassement qui accompagne  l’explosion des inégalités avec la révolution de l’IA. On sent bien qu’on a besoin d’un nouveau modèle ; de nouveaux contrats sociaux.

Comment appréhendez-vous le rôle des États face à la montée en puissance des acteurs majeurs de la transformation digitale tels que Google, Amazon, etc. (GAFA) ?

La révolution de l’IA est une révolution globale qui s’imbrique dans la mondialisation, dont elle découle. Il ne faut pas oublier que la mondialisation est aussi et surtout un processus propulsé par le progrès technique, depuis l’invention du feu, de la navigation terrestre et marine et bien au-delà ! Le degré d’interdépendance globale n’a jamais été aussi important. C’est valable sur le plan technologique, socio-économique et plus largement sur le plan écologique et environnemental.

Et lorsqu’on regarde la paysage économique mondial du digital et à présent de l’IA, force est de constater que nous avons à faire à une « oligopole dissymétrique globale ». Je dis oligopole car les effets de réseaux et les effets d’échelle très important dans le numérique ont tendance à faire basculer le paradigme stratégique du modèle classique de la prime au « first mover »… à un « winner-takes-all ». Il n’y a pas de place dans un marché pour deux Google ou deux Facebook. Les dynamiques de concentration sont trop fortes. Je dis « dissymétrique » car d’un côté les multinationales telles que les GAFAMI aux Etats-Unis et les BHATX en Chine pensent et déploient des stratégies réellement globales, alors que de l’autre les Etats ont du mal à coordonner leurs réponses et s’opposent dans une course à la souveraineté et à la puissance. Regardez comment, au sein même de l’Union Européenne les 27 Etats membres ont du mal pour se coordonner afin de taxer les GAFAMI…

Si on veut une bonne gouvernance, plus juste et sage, il est donc impératif de soutenir la montée en compétence des Etats ; c’est-à-dire des politiques mais aussi des technocraties qui font en fait fonctionner la machine de l’Etat au quotidien. Cette montée en compétence doit couvrir les réalités techniques, le business, les questions industrielles, ainsi bien sûr que les couples/dynamiques opportunités vs risques. Et ce n’est pas facile à faire car, je le répète, la révolution de l’IA va très vite alors que nos institutions sont lourdes. Un pays comme la France par exemple, qui a une des toutes meilleures technocraties au monde, n’arrive pas vraiment à être à la pointe de la gouvernance de l’IA car les grandes décisions sur les modèles d’affaires et les choix industriels numériques se prennent de plus en plus à des dizaines de millier de kilomètre de Bercy ou de l’Elysée, dans les laboratoires et les conseils d’administration dans la Silicon Valley et à Shenzen. Alors la situation pour les pays en développement ! Cela va être difficile de négocier des termes de partenariats équilibrés (en tout cas à terme) avec les multinationales et donc d’éviter une forme de cyber-colonialisme.

Dans le technologique, comme dans le reste, on a de plus en plus besoin d’une gouvernance globale qui rassemble les parties prenantes : Etats, entreprises, experts, société civile. Avec l’IA se besoin se fait encore plus pressant à cause de la vélocité, de la magnitude et de l’incertitude qui accompagne les trajectoires possible de développement de l’IA. Ca pourrait devenir très radical en finalement quelques décennies. Parler de gouvernance implique de se dire qu’on est en train de changer de monde et qu’il faut accompagner cela en inventant les nouveaux contrats sociaux qui permettent de traduire à l’heure de l’IA nos valeurs de liberté, de sécurité, de justice et de paix. Inventer ces nouveaux contrats sociaux implique de réinventer nos grands équilibres en terme de valeurs, et donc d’identité ! Il ne s’agit de rien de moins ici que de re-dessiner la condition humaine. Et il faut le faire sans que le « global » ne soit perçu comme écrasant ou niant les autres échelons –continental, national, régional, local, métropolitain, municipal- portent aussi des identités et des intérêts légitimes. Pas facile mais essentiel ! C’est exactement ce que nous nous efforçons de faire à The Future Society.

Quels conseils donneriez-vous aux entrepreneurs pour tirer au mieux parti de la montée de l’intelligence artificielle dans l’accompagnement à l’innovation ?

Le premier conseil, c’est qu’on a toujours tendance à surestimer la technologie et à sous-estimer l’importance des business models. Pendant 10 ans, les GAFA n’ont rien « inventé » au sens d’invention technoscientifiques. Que ce soit Google avec ses algorithmes de page ranking, Facebook ou même Uber, elles ont surtout re-utilisé, recyclé des inventions technoscientifiques issues d’ailleurs beaucoup de financement publics en créant des modèles d’affaires très innovants et qui ont su trouver leurs marchés permettant aux inventions de percoler profondément dans nos sociétés pour faire de l’impact. Les GAFA et les BATX ont réussi car elles ont mis constamment l’usager, le client –ses problèmes et ses désirs- au centre du jeu plutôt que la technologie. On a tendance à l’oublier.

Le deuxième conseil est de toujours comprendre que la révolution de l’IA fait pleinement partie de la révolution numérique dont elle découle. Elle n’existe pas dans le vide. On ne peut vraiment exploiter le potentiel de l’IA sans comprendre les dynamiques de l’économie des plateformes, qui constitue toujours le paradigme structurant qui fonde la puissance des GAFAMI et des BHATX -en tant qu’elle sont avant tout des grandes plateformes d’échange media, commerce et autres qui sont devenus les grands carrefour ou circule le Big Data-, l’économie des data (elles sont le carburants de l’IA), l’économie de l’attention et le basculement vers l’informatique dans le nuage. Et donc, avant se jeter à l’assaut de la révolution de l’intelligence artificielle, il faut s’efforcer de bien comprendre la chaine de valeur de l’IA qui vit une grande concentration au profit de d’une poignée d’acteurs industriels qui contrôlent les moyens de calcul et les data, même si les architectures algorithmiques de machine learning et d’apprentissage profond sont ouvertes.

Troisième conseil : faire de l’IA implique donc de pouvoir mettre en œuvre des grands jeux de données bien structurées. Ce qui coute très cher et n’est pas à la portée de tous! Cela nécessite une stratégie en soit de partenariat avec des acteurs établis et/ou de capitalisation avec des investisseurs.  Ces jeux de données ne sont pas accessibles car ils sont détenus par les multinationales qui voient-elles le cœur de leur base d’actifs. Idem pour les investisseurs ce qui a tendance à tendre le marché encore plus car les entreprises ne sont pas poussées à collaborer et mettre en commun leurs bases. Bien sûr, la politique d’ouverture des données publiques commence à porter ses fruits et de plus en plus de jeux intéressant sont disponibles mais ils sont loin de suffire pas car le contexte est très important, de même que la résolution, c’est-à-dire la granularité des données. Cette question de la data doit donc être au centre de la démarche et de la stratégie des entrepreneurs de l’IA en France avec en ligne de mire les conséquences du Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD) qui crée de nouvelles opportunités et de nouveaux risques. En matière de risques, il y a les amendes si on ne prend pas les précautions qui s’imposent pour protéger les jeux de données et aussi pour permettre au consommateur de faire jouer tous ses droits, ce qui impliquent de déployer des moyens et des référentiels couteux.  En matière d’opportunité, les entrepreneurs doivent chercher à comprendre et à inventer les « business model » de demain issu de ce qu’on appelle la « portabilité de la donnée » et qui permet à tout à chacun de porter ses données d’une plateforme à une autre.  Cela permettrait par exemple à un start-upper qui a développé un modèle de machine learning prometteur pour  l’accès au crédit ou à l’assurance par exemple de monter une alliance avec ses consommateurs afin que ces derniers demandent aux plateformes de transmettre leurs données à la start-up pour permettre que le modèle  d’IA « apprenne » et qu’un produit performant puisse être développé. Il s’agit ici d’un changement de paradigme et il faut inventer un nouveau modèle, à terme industriel. Cela va prendre du temps et demande que l’Etat et les régulateurs soient vraiment à l’écoute et accompagnent les entrepreneurs pour que cette portabilité des données prenne corps et ne reste pas lettre morte. Car sinon, elle sera balayée en justice. Les juges, eux non plus, n’évoluent pas dans le vide….

Au-delà, les fondamentaux de l’entrepreneuriat demeure très pertinent. L’agilité et la capacité à se concentrer sur un problème pour apporter des solutions dans le cadre d’un marché. C’est le fondement de l’entrepreneuriat. La technologie, on le répète, n’est qu’un moyen pour résoudre des problèmes et capter de la valeur ce faisant.

Selon vous, quels sont les différences majeures en termes de perception des technologies émergentes entre la France et les États-Unis ? Et quelles sont les similitudes ?

Les Américains sont généralement plus technophiles et confiants dans l’avenir que les Français. Ils ont aussi un goût pour le risque plus développé. C’est lié à leur histoire et à l’esprit de conquête (notamment sur la nature) qui l’irrigue.

Cet esprit, on le retrouve dans la métaphore de la « nouvelle frontière » qui continue de jouer un rôle central dans le projet de construction national américain : depuis la conquête de l’Ouest au XIX siècle, jusqu’à celle de l’espace et de la lune au XX siècle ; et à présent du corps et du cerveau humain… et de mars. Le goût pour le risque, on le retrouve jusqu’à aujourd’hui par exemple au travers du droit à porter les armes… qui nous fait bondir en France !

Notre approche est ancrée dans la crainte… et la réalité du décrochage industriel et scientifique. Nous percevons la révolution de l’IA comme une vague, un tsunami qui nous arrive dessus et qui menace notre modèle de société contre lequel il faut se protéger. Nous avons perdu notre esprit de conquête qu’il faut absolument retrouver et traduire dans un modèle industriel crédible.

Comme nous percevons la révolution de l’IA comme largement « étrangère », nous Français cherchons malheureusement à la réguler (contraindre) plus qu’à gouverner (accompagner). Notre ambition universaliste est bien là mais elle est quelque part plus conservatrice qu’elle n’est progressiste à l’heure où beaucoup de choses changent avec des opportunités à saisir dans tous les domaines : médical, transport, finance, sécurité, industrie, etc. Notre ambition universaliste se traduit par la recherche d’un modèle européen de l’IA qui articule recherche de la puissance avec respect de la personne humaine. La péréquation entre les deux ne va pas être simple car en régulant à partir d’une position d’extrême faiblesse industrielle par rapport aux Américains ou aux Chinois, nous risquons d’entraver notre propre montée en puissance. C’est un peu le risque que le GDPR (Règlement général sur la protection des données) fait planer sur les ambitions de puissance de la France et de l’Europe si nous ne savons pas en faire un atout.

Quels sont les leaders qui vous inspirent et pourquoi ?

Elon Musk, Leonard de Vinci, et Jules Vernes pour leur audace et leur capacité à faire progresser l’humanité, à servir de pont entre le passé, le présent et l’avenir. Chacun à leur façon en mobilisant une palette de ressources technique, artistique, entrepreneuriale… à commencer par la plus puissante et la plus subversive des ressources : l’imagination.

Quelle est votre « citation » favorite ?

L’imagination est l’essence de la liberté.

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L’image de couverture de cet article est une copie d’écran de la vidéo postée par France 3 Nouvelle-Aquitaine.