Winston Ma est investisseur, auteur et professeur d’économie numérique mondiale.
Winston Ma est spécialisé en économie numérique mondiale, en investissements transfrontaliers et en droit et politique des firmes multinationales, avec un intérêt particulier pour les relations sino-américaines. Winston Ma a travaillé 10 ans en tant que directeur général et dirigeant du bureau nord-américain de la China Investment Corporation (CIC), le fonds souverain chinois, poste au cours duquel il a réalisé des investissements transfrontaliers dans l’économie numérique et étudié les synergies entre la Chine et les marchés mondiaux.
Votre prochain livre intitulé « The Hunt for Unicorns: How Sovereign Funds Are Reshaping Investment in the Digital Economy » devrait sortir prochainement. Pouvez-vous nous en donner un aperçu ?
Oui, mon prochain livre va sortir mi-octobre 2020.
Pour replacer le titre du livre dans son contexte, voici une petite question : qui détient le pouvoir sur les marchés financiers ? Pour beaucoup, la réponse serait probablement les grandes banques d’investissement, les principaux gestionnaires d’actifs et les hedge funds (également appelés fonds alternatifs) qui sont souvent sous les projecteurs des médias. Mais, de plus en plus, un nouveau groupe de fonds d’investissement souverains (les FIS), qui englobe certains des plus grands fonds souverains au monde, mais aussi les fonds de pension publics, les fonds de réserve des banques centrales, les entreprises publiques et autres entités dotées de capitaux souverains, ont émergé pour devenir les acteurs les plus influents des marchés financiers. On estime que les FIS détiennent la gestion de 30 000 milliards de dollars d’actifs et ont un immense pouvoir dans le secteur financier.
Ma première rencontre avec les fonds souverains a eu lieu lors de la crise financière mondiale de 2007-2008. À l’époque, j’étais banquier d’investissement et spécialiste des produits dérivés financiers à Wall Street, à New York. La China Investment Corporation (CIC), le fonds souverain de la Chine, a été créé à Pékin pour gérer une partie du capital chinois, soit une réserve étrangère s’élevant à mille milliards de dollars. À cette époque, les investisseurs souverains étaient des nouveaux entrants sur les marchés financiers mondiaux (parmi les premiers investissements du CIC, il y a eu une injection de capitaux de plusieurs milliards de dollars dans le géant de Wall Street, Morgan Stanley). Je faisais partie du premier groupe d’employés de la CIC travaillant depuis l’étranger. J’ai déménagé à Pékin et j’ai commencé un voyage passionnant à la rencontre des fonds souverains, en Chine ainsi que sur tous les continents : en Asie, Afrique, Australie et Océanie, en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud.
Lorsque je suis revenu m’installer à New York en 2019 après 10 ans passés au sein du CIC, les fonds souverains étaient déjà reconnus comme des acteurs importants du système monétaire et financier international. En vérité, il était difficile de passer à côté des gros titres dans la presse, dédiés à leurs activités. Par conséquent, bien que je sois spécialiste de l’économie numérique et des investissements technologiques, je suis également devenu professeur adjoint à la faculté de droit de l’Université de New York (NYU), enseignant un cours sur les investisseurs souverains, les marchés financiers et les challenges réglementaires connexes. À ce titre, je présente dans mon nouveau livre le « trillion dollar club » des investisseurs souverains et leur lien avec l’essor de l’innovation digitale et des licornes dans le secteur de la Tech, peu connu du public.
Comme l’illustre le livre, les fonds d’investissement souverains sont les nouveaux et puissants générateurs de capital-risque. Leurs vastes ressources, leur vision à long terme, ainsi que leur besoin de se diversifier à l’échelle mondiale et par secteur, ont contribué à transformer le monde de l’investissement et, en particulier, les marchés privés de capital-risque pour les entreprises numériques. En raison du montant élevé de leurs investissements, ils sont devenus les « fabricants de licornes ». Ils ont abandonné leurs rôles d’investisseurs passifs traditionnels et sont passés à l’avant-garde de la transformation digitale que nous vivons tous. Ils ont favorisé l’essor d’Uber, Alibaba, Spotify et autres acteurs de la transformation de l’économie numérique, tout en offrant à leurs dirigeants et à leurs business models la possibilité d’un capital à long terme.
Malgré cet impact de plus en plus fort, les investisseurs souverains restent pour la plupart inconnus, souvent discrets sur les marchés mondiaux. Pour la même raison, ils sont également parmi les plus mal compris, car beaucoup considèrent les investissements réalisés par les investisseurs souverains comme uniquement motivés par des objectifs politiques. Les tensions mondiales actuelles autour de la course à l’IA et de la concurrence technologique, et désormais la pandémie de Covid-19, ont exacerbé ces perceptions erronées. Par conséquent, mon nouveau livre plaide également pour des réponses politiques équilibrées entre tous les acteurs.
Ce livre se veut simplement être un point de départ pour un futur dialogue mondial entre les investisseurs souverains, les licornes de la Tech, les fonds de capital-risque, les sociétés financières, les décideurs, les chercheurs ainsi que le grand public, pour une compréhension plus équilibrée des fonds souverains dans le contexte politique moderne. L’objectif est que nous puissions avancer vers une ère affichant une plus forte stabilité, une prospérité mutuelle et une paix durable.
Selon-vous, comment les États peuvent-ils utiliser les fonds souverains pour redynamiser leurs économies actuelles ?
C’est déjà une tendance forte et continue sur différents continents. Partout à travers le monde, les fonds d’investissement souverains n’ont pas que pour unique objectif, celui d’investir sur les marchés mondiaux en vue d’obtenir des rendements financiers. Certains fonds souverains ont également des objectifs nationaux et stratégiques, et certains combinent au moins deux des objectifs, incluant stabilisation budgétaire, épargne intergénérationnelle et développement économique. Outre les investissements à l’étranger, ils y voient également de belles opportunités pour accélérer leurs programmes de développement nationaux. Par exemple, ayant contribué au sauvetage des banques irlandaises à la suite de la crise financière mondiale, l’Irlande Strategic Investment Fund (ISIF) se concentre désormais sur le développement de l’économie nationale.
Ces fonds considèrent les investissements technologiques comme un moyen de soutenir l’activité économique et la création d’emplois à l’échelle du pays, tout en réalisant simultanément des profits issus des startups. Dans le livre, j’explique que les fonds souverains se ruent vers la Silicon Valley, la Chine et autres centres d’innovation mondiaux pour rejoindre la chasse aux licornes. Le livre se penche également sur les fonds souverains qui développent le secteur technologique sur leur propre terrain. Par exemple, l’un des objectifs du fonds souverain de la Turquie est de développer l’économie entrepreneuriale nationale et de devenir le « portail d’investissement de la Turquie ». Et bien sûr, le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite et le fonds Mubadala des Émirats arabes unis, qui étaient les principaux investisseurs du Vision Fund dédié aux investissements dans les entreprises technologiques (100 milliards de dollars), sont probablement les exemples les plus marquants.
Il est important de noter que l’envolée des investisseurs souverains se reflète non seulement dans l’augmentation de la taille des actifs qu’ils gèrent, mais aussi dans la multiplication des nouveaux fonds créés au cours de la dernière décennie et dans l’objectif de création de nouveaux fonds dans les pays ayant récemment acquis des ressources (comme les pays africains), ainsi que dans les régions qui s’efforcent d’opérer une transformation économique sous l’impulsion des gouvernements (l’UE, par exemple).
En août 2019 et selon les médias, l’UE a élaboré un plan visant à lancer un fonds souverain s’élevant à 100 milliards d’euros (110 milliards de dollars), appelé « Fonds européen pour l’avenir ». L’objectif principal de ce fonds est d’investir dans les futurs « Digital Champions européens », soit les futurs concurrents directs des BAT chinois (Baidu, Alibaba et Tencent) ou des GAFA américains (Google, Apple, Facebook et Amazon). En raison de la complexité de la politique européenne, il n’est pas certain que ce fonds soit un jour mis sur pieds. Mais la détermination à concurrencer la domination américaine et chinoise dans la future économie numérique via l’utilisation d’un fonds souverain est claire.
À l’avenir, nous observerons l’émergence de davantage de fonds souverains ayant pour objectif de développer les économies nationales, en particulier dans les régions émergentes telles que l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie du Sud et l’Europe de l’Est. Les gouvernements mettent en place des fonds d’investissement nationaux destinés à financer et à catalyser le développement économique, souvent par le biais de projets d’infrastructures, à l’intérieur de leurs propres frontières.
Dans le monde post-Covid, comment les fonds souverains pourront-ils aider l’économie mondiale à retrouver une croissance durable ?
Au moment de mettre ce livre sous presse, la pandémie qui fait rage dans le monde entier a ramené les fonds souverains sur le devant de la scène. Parfois, c’est pour leur rôle clé dans la promotion de l’essor des licornes de la Tech dans les secteurs de l’IA et des big data et leurs paris sur les startups biotechnologiques qui travaillent à la recherche de traitements et de vaccins. Mais plus souvent, c’est pour leur rôle de super-héros, appelés à sauver l’économie mondiale.
C’est pourquoi ce livre traitant des fonds d’investissement souverains et de leurs investissements technologiques mondiaux s’inscrit dans un nouveau contexte : celui d’un ralentissement de l’économie mondiale et de tensions internationales. Plutôt que d’être des acteurs escrocs, ce qui était très redouté avant 2008-2009, ces investisseurs souverains sont devenus une force stabilisatrice sur les marchés mondiaux des capitaux via les actions et les obligations, en raison de leur visibilité sur l’horizon à long terme de l’investissement et de leur acceptation du risque à long terme. En outre, les fonds souverains soutiennent directement leurs économies nationales. Par exemple, l’Allemagne a créé un fonds de stabilisation économique, le Wirtschaftsstabilisierungsfonds, en avril 2020.
En Amérique du Nord, un fonds souverain ayant à charge la gestion de fonds de pension, a assumé son rôle de super-héros avec le sauvetage pour mission. Face à l’impact de la pandémie sur l’économie locale, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) au Canada a créé un fonds de 4 milliards de dollars canadiens début 2020 pour soutenir les entreprises québécoises touchées par le coronavirus, qu’elles soient ou non dans son portefeuille. Ce programme a été rapidement mis en place afin de permettre aux entreprises bénéficiaires de survivre à la pandémie et de soutenir la reprise de l’économie locale.
La pandémie de Covid-19 obligeant la planète à être davantage connectée, y a-t-il des secteurs ou des industries qui seront plus exposés ?
En fait, cela concerne mon autre prochain livre, prévu pour décembre 2020 : « The Digital War – How China’s Tech Power Shapes the Future of AI, Blockchain and Cyberspace », lui-même une suite de mon livre de 2016, « China’s Mobile Economy ». Il sera publié fin 2020, un peu après « The Hunt for Unicorns », car la guerre technologique menée entre la Chine et les États-Unis qui se poursuit et s’intensifie de jour en jour, implique une mise à jour constante du scénario (rires).
Depuis le début de la pandémie de Covid-19 en mars 2020, et la généralisation du travail à distance à travers la planète, les services de visioconférence sont devenus des éléments essentiels de ce nouveau mode de vie. Zoom, une plateforme en ligne peu connue jusqu’alors, s’est imposée comme l’outil incontournable, non seulement pour les réunions et les cours à distance, mais aussi pour les services religieux, les clubs de lecture, les fêtes costumées, les rendez-vous romantiques et même les cérémonies de mariage. Entre décembre 2019 et avril 2000, le nombre de participants par jour à des réunions via Zoom a été multiplié par 30, pour atteindre les 300 millions d’utilisateurs en seulement cinq mois.
Un autre secteur en pleine croissance est celui des vidéos au format court. La pandémie de COVID-19 ayant contraint les adolescents du monde entier à troquer les bancs de l’école pour leur chambre, ceux-ci se sont tournés vers les plateformes de mini vidéos en guise de divertissement. A travers le monde, la langue universelle de la jeune génération dans le monde virtuel est la vidéo. Ils regardent des vidéos, qu’ils réalisent également eux-mêmes, en grand nombre. D’une part, la vidéo est plus facile à diffuser auprès de leurs pairs que l’écriture ne l’est. D’autre part, s’il y a peu de voix-off, ce contenu peut circuler facilement dans le monde entier. Il n’est pas surprenant que, entraîné par la pandémie, l’application de partage de vidéos TikTok se soit hissée à la seconde place en termes de nombre de téléchargements juste derrière l’application de visioconférence Zoom au cours du premier semestre 2020, selon le cabinet d’études de marché Sensor Tower.
En raison de l’essor de la visioconférence, des vidéos de divertissement et des nombreuses activités en ligne, l’infrastructure mondiale des télécommunications a été surchargée en raison d’une augmentation du flux de trafic due à la pandémie de coronavirus. Et le réseau 5G, avec sa plus grande largeur de bande et sa faible latence, est considéré comme une solution. Par conséquent, le secteur des infrastructures numériques connaîtra lui aussi une évolution fulgurante.
Comment l’économie collaborative mondiale va-t-elle être affectée par la pandémie ?
La pandémie a fourni un nouveau catalyseur pour l’économie numérique mondiale du partage si l’on prend l’exemple de la Chine. Depuis début 2020, la Chine est en première ligne tant pour ce qui est du ralentissement économique provoqué par le COVID-19, que des changements sociétaux que la pandémie a entraînés. L’impact de la crise du coronavirus sur les consommateurs chinois a été profond, en particulier pour la jeune génération aisée qui n’a jamais connu de ralentissement économique national.
Par exemple, la volonté des jeunes Chinois d’afficher leur mode de vie sur les médias sociaux et la pression subie pour suivre les tendances en constante évolution alimentent le besoin d’un renouvellement rapide de leurs tenues vestimentaires. Ces jeunes qui veulent être remarqués bénéficient d’un certain statut grâce aux marques de luxe et ne veulent pas être vus deux fois dans la même tenue sur les médias sociaux. Cependant, ils doivent trouver le moyen d’accéder à des tenues variées, et dans la limite de leur budget.
En 2019, l’économie collaborative en Chine a connu un rapide essor dans les secteurs de la mode et du luxe, et cette tendance va se poursuivre avec le ralentissement de l’économie chinoise.
Entre-temps, les changements de comportement liés à la pandémie ont également conduit au développement de l’économie collaborative. Il y a trois ans, le secteur du vélo en libre-service était en plein essor en Chine, et on trouvait partout en ville les deux-roues colorés mis en accès par les différentes startups du secteur. La bulle a éclaté en 2019, entraînant une vague de faillites avec d’immenses cimetières de vélos à ciel ouvert pour résultat. Aujourd’hui, la pandémie de COVID-19 suscite un nouvel engouement pour le vélo en Chine, car les gens évitent les bus et les métros par crainte d’être infectés. Pour plus de détails, veuillez lire l’extrait de mon livre sur le site du Forum économique mondial : « Here are 4 major bike-sharing trends from China after lockdown » / « Voici 4 grandes tendances en matière de vélo en libre-service en Chine, suite au confinement ».
Alors que la Chine et les États-Unis sont à l’origine de la création de la majorité des richesses dans l’économie numérique, quels sont les risques mondiaux d’un affrontement entre ces deux puissances ?
Il est vrai que le découplage technologique entre les États-Unis et la Chine est bien réel et qu’il s’accélère. L’économie numérique est donc en proie à un conflit et à une crise majeure : la sphère digitale mondiale, et avec elle au moins une partie de l’économie mondiale, est désormais fracturée en deux. Et potentiellement plus, si l’on considère l’Europe, le Japon et d’autres régions qui sont des sphères d’influence, tandis que les entrepreneurs de la Tech sont à l’origine de la singularité technologique, de la société hyper connectée et de l’Internet of Everything (IoE).
Par exemple, en se joignant également au débat sur la 5G entre la Chine et les États-Unis, le Japon monterait sur le ring en 2020 en allouant 220 milliards de yens (environ 2 milliards de dollars) à la recherche et au développement de la technologie « 6G », la prochaine génération de la technologie des télécommunications après la 5G (ce n’est pas une faute de frappe). Et comme mentionné précédemment, l’UE envisage de créer un fonds souverain pour ses propres Digital Champions. En bref, la guerre technologique menée entre la Chine et les États-Unis pousse de plus en plus de pays à se pencher sérieusement sur la question de « l’indépendance technologique ».
Ainsi, le risque majeur est la naissance d’un monde digital potentiellement « fragmenté ». Le prochain milliard d’utilisateurs vivant dans les marchés émergents sera le grand perdant de l’histoire, car les tensions technologiques mondiales vont ralentir l’accès à Internet et en priver la moitié de la population mondiale, qui n’est même pas encore connectée. Et lorsqu’elle sera connectée, Internet ne sera plus le même. Le monde virtuel pourrait devenir un patchwork de territoires, tout comme les déplacements dans le monde réel sont fragmentés en raison des politiques de visas.
En bref, il n’y a pas de gagnant dans la balkanisation du monde virtuel. Mon nouveau livre s’intitule, à point nommé, « The Digital War » (en tant que suite de mon livre « China’s Mobile Economy » de 2016, le titre du livre étant à l’origine « China’s Digital Economy »), mais mon grand espoir est que nous puissions utiliser la technologie pour établir un meilleur dialogue entre l’Est et l’Ouest. Ce que j’espère, c’est que la relation économique et l’interdépendance entre les pays en matière d’innovation puissent créer un nouvel équilibre mondial et un avenir numérique partagé.
(Voir le lien vers le reportage vidéo « Build a Digital Bridge », CFA Institute, 2018).
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